L’homme heureux
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L’homme heureux







L’homme heureux n’a qu’une chemise. Ma mère épluche les oignons sur la vieille table en bois qu’elle et mon père avaient récupérée sur une décharge. Je l’entends dire cette phrase, les mains rondes autour des légumes, dans le clair-obscur de l’été. L’homme heureux n’a qu’une chemise. Elle porte un tablier de cuisine. Ils avaient trouvé un trésor. Dans une décharge comme elles existaient, à l’époque, aux abords de chaque village en Espagne. Une table en bois. Un peu vermoulue. Il lui manquait un tiroir. Ils ont mis la table sur le toit de leur voiture. Ils l’ont accrochée de quelques bouts de ficelle et l’ont ramenée dans leur maison de la montagne. Ils l’ont nettoyée, désinfectée et cirée. C’était une jolie table ronde tout à fait ajustée à la pièce centrale. La table existe toujours. Elle accueille amours et amis. Elle accueille repas et discussions parfois tard dans la nuit. Elle accueille vins et alcools forts. Elle accueille jeux d’amours et jeux de cartes. On y refait le monde. La vie.

Je parle de cette maison, parce qu’elle se trouve dans une étendue de cailloux et de romarin, surveillée par les aigles et les vautours, dans un petit village, à mille miles de tout lieu chahuté. J’aime cette expression « mille miles ». C’est Antoine de Saint-Exupéry, je crois, qui l’utilise dans le Petit Prince. Soit. Lorsque je me rends dans cette maison, j’entre dans le silence. J’ouvre la lourde porte centenaire à deux battants. Elle grince. Je dépose mon bagage. J’ouvre les volets. J’ouvre les fenêtres. La lumière entre. J’ouvre l’eau. J’ouvre mon coeur. J’ouvre mon esprit. Je m’assieds sur le petit balcon. Je décapsule une bouteille d’Estrella, la bière locale que j’ai emportée de la vallée. Et je bois. Gorgée par gorgée. Les yeux vers l’horizon. Seul. J’entre dans l’Otium.
Dans la Rome Antique, lorsque les femmes et les hommes n’étaient pas à la guerre, lorsqu’ils ne travaillaient pas aux champs, il était parfois attendu qu’ils ne fassent rien. Ne rien faire. Rien. Méditer. L’Otium nous vient à pied du fond des âges. Nous l’avons perdu en chemin. Questionner la vie. Interroger le sens. Boire une bière. Gorgée par gorgée. Sans parler. Regarder le bleu. Regarder la circulation du vent. L’Otium peut durer plusieurs jours.

C’est d’abord s’interroger sur le sacré d’un lieu puisqu’on s’y sent si bien. C’est parcourir du regard, des doigts, des paumes les murs, les pierres ocres, les tommettes meurtries, abimées, solides, les embrasures de fenêtres dont les bois anciens rejettent encore de la résine. C’est se raconter l’histoire des hommes et des femmes qui nous ont précédés. Ici, des couples ont fait l’amour. Ici, des enfants sont nés. Ici, des vieillards de cinquante ans sont morts. Couchés sur un lit de paille juste à côté de l’âtre. L’âtre, c’est respirer son odeur de suie. C’est écouter les ondes mystérieuses qui donnent à ce lieu une « âme ». C’est prendre le temps, un jour, deux jours, une semaine, d’interroger les marches d’escaliers, les poutres, la chaux, les flaques de soleil sur le sol, l’araignée, la mouche, le frelon. Entrer dans l’Otium, c’est respirer avec les pierres, avec la lumière, avec les siècles, avec la terre cuite, avec le bois. Avec les siècles passés. Avec les siècles à venir.

C’est prendre le temps de nettoyer une salade, quelques tomates, un rituel. C’est trancher des rondelles d’oignons doux sur une planche en bois. Calibrer les rondelles et les voir se délier en arcs-en-ciel blancs. Egrener un peu de sel. Zébrer d’un trait d’huile d’olive. Zébrer d’un trait de vinaigre balsamique. Manger. Goûter. Respirer. Toucher. Ecouter.

Pousser l’assiette un peu plus loin. Et, sans débarrasser la table, sans faire la vaisselle, prendre un cahier choisi, un stylo choisi. Et écrire. Parce que des mots viennent. Souverains.

Tout le monde peut écrire.

S’asseoir à la table du simple. Habillé. Torse nu. Nu. Ecrire. Un pied sous les fesses. On n’est jamais plus près de soi. Mettre de l’ordre dans son chaos. Organiser ses confusions. Déverrouiller sa poésie. Laisser voltiger les oiseaux de ses songes. Se dire à soi-même les chants de son coeur. Ecrire. Mettre des mots sur ce qu’on ne dit pas d’habitude. Explorer la face cachée de la Lune. N’être pas modeste du tout. Se dire que nos mots pourront changer le monde. Nous, d’abord. Le monde, ensuite. Peut-être. Une chanson peut changer le monde. Un texte peut changer le monde. Nous avons tous, en nous, une chanson ou un texte qui a changé notre vie. Pas modeste du tout et très humblement toujours, s’indigner, dévoiler, oser.

Ecrire l’intérieur de notre lieux de vie. Mettre des mots sur les émotions que recèlent les objets, les meubles et les bibelots. Il y a, dans ce petit bougeoir, une vie à raconter. Il y a, dans ce galet, un amour caché. Il y a, dans ce coquillage, un impossible deuil. Ecrire la façon de se lever, le matin, après une nuit de sommeil, de rêves ou d’insomnies. Écrire ses premiers pas dans le jour. Dans le jour de chaque jour. Ecrire la vitesse. Ecrire la répétition. Ecrire la robotique de nos corps. Oh, nos corps. Écrire le plaisir de nos corps, la façon dont nous le faisons jouir, à deux, seul, jamais, souvent. Ecrire nos intrigues amoureuses, ces relations secrètes, compliquées. Elles sont l’essentiel de nos vies. Écrire cette petite voix que l’on entend, parfois, au fond de soi et qui nous semble nous indiquer un chemin. Tenter de nommer comment elle nous vient, cette petite voix, et comment elle nous parle, cette petite voix. Cette petite voix, le centre de nous, notre sagesse, le divin en l’homme. Peu importe la manière de la nommer, cette petite voix. L’écouter frissonner. Frissonner comme frissonnent les feuilles d’un arbre au printemps.

Ecrire des textes pas trop longs. Une page ou deux dans un cahier d’écolier. Comme des aquarelles. Thème par thème. Emotion par émotion. Marcher à pas de femme et d’homme dans l’Otium, ce temps de rendez-vous avec soi-même.

Ecrire sur la vieille table en bois. L’homme heureux n’a qu’une chemise.

Benoît Coppée



Paru dans l'Agenda Plus N° 320 de Septembre 2020
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