Les territoires du sommeil
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Les territoires du sommeil



Le sommeil ne cesse d’être interrogé par les médecins, les scientifiques, les artistes, les mystiques. Ces multiples approches soulèvent de passionnantes questions autour de notre perception, du fonctionnement du cerveau et de la nature de la réalité.



Que se passe-t-il lorsque l’on dort ? Vaste question dont nous n’avons pas toutes les réponses, loin s’en faut. Néanmoins, depuis quelques années, on développe, notamment à l’hôpital, l’utilisation de la polysomnographie. Comme son nom l’indique, il s’agit de l’enregistrement simultané de multiples signaux physiologiques «poly» durant le sommeil «somno», dont on garde la trace «graphie». Cet examen est non douloureux mais contraignant puisqu’il nécessite une équipe spécialisée pour la mise en place d’électrodes à différents points de la tête. Plus précisément : au niveau du cuir chevelu afin d’enregistrer l’activité électrique du cerveau, des yeux pour les mouvements des yeux et du menton pour enregistrer l’activité musculaire.

Que découvre-t-on ? Que le sommeil est divisé en 4 phases d’une durée totale de 90 minutes, phases se caractérisant par diverses modifications. Tout ralentit. Le corps, mais aussi l’activité électrique du cerveau. Pour le corps, on note l’abaissement de la température, le ralentissement de la respiration et des battements cardiaques et un relâchement musculaire.

Chants, ronflements et apnées…
Le relâchement musculaire se porte également sur la langue et les tissus du fond du palais et de la gorge. Chez certains, ces tissus relâchés bloquent partiellement le passage de l’air et se mettent à vibrer lors de la respiration, ce qui provoque le ronflement. Lorsque l’air est bloqué, c’est l’apnée du sommeil. L’apnée, lorsqu’elle est grave, est traitée par le port d’un masque durant toute la nuit, ce qui représente un traitement relativement lourd. Ceci dit, une piste a été découverte à l’hôpital d’Exeter en Grande Bretagne par… un professeur de chant. Outre une hygiène de vie revue en terme de qualité, des cours de chant ont été dispensés pendant 3 mois à des personnes souffrant de ces troubles. Les participants à l’expérience ont constaté que 20 minutes quotidiennes de chant, y compris des exercices de contraction et de relaxation des muscles du pharynx, ont fait diminuer les ronflements et les apnées du sommeil. Vivent donc les ronfleurs-chanteurs !...



Ralentissement, mais…
Durant le sommeil, les ondes électriques du cerveau sont de plus en plus lentes, allant des ondes alpha, du stade 1, celui du sommeil léger, aux ondes delta du stade 4, celui du sommeil lent, au terme duquel survient le «sommeil paradoxal», celui où sont présents les rêves.

Il est intéressant de s’attarder aux caractéristiques du sommeil lent et du sommeil paradoxal qui sont comme la pointe émergée de l’iceberg «sommeil» dont la plus grosse partie se trouve encore inconnue.

Au cours du stade 4 du sommeil, le ralentissement des fonctions vitales atteint son maximum. Tout ralentit… mais le tube digestif, lui, fonctionne à plein régime [ce qui justifie une bonne sieste après un bon repas !]. Par ailleurs, les muscles du corps sont totalement décontractés… et pourtant le dormeur change de position toutes les 20 minutes ! Les ondes électriques, quant à elles, ralentissent et augmentent leur amplitude mais, à un certain moment, elles se modifient brutalement, en quelques secondes, lorsque surgissent les rêves du «sommeil paradoxal»…. Rien n’est donc aussi simple qu’il y paraît lorsqu’il s’agit de comprendre le sommeil.

Néanmoins, on ne peut pas se tromper en affirmant que le sommeil est régénérateur. Il permet la récupération physique, mais aussi la clarté mentale. En effet, les apprentissages et la mémoire sont favorisés vu que, durant le sommeil, des échanges entre les différentes parties du cerveau se produisent. Un manque de sommeil a donc des conséquences sur le fonctionnement mental, psychique et psychologique.

«Savon», «cheval», «coquillage»
Prenons le cas de Steph, 18 ans. C’est une jeune fille dynamique, curieuse de tout, très active et qui a tendance à se mettre au lit très tard dans la nuit : «Ce n’est pas rare que j’aille dormir vers 2 heures du matin», confie-t-elle. «Je surfe, j’écoute ma musique, j’ai toujours quelque chose à faire».

La veille de son examen d’allemand, elle décide d’étudier «au finish». Elle bloque tard dans la nuit et puis, pour se «récompenser» d’avoir si bien étudié, elle surfe. Finalement, il est 4h30 du matin. Pourquoi donc aller se coucher ? Elle se sent encore en forme. Steph passe une nuit blanche. Mais lors de l’examen d’allemand, les effets de la nuit sans sommeil se font sentir. La copie de Steph est constellée d’incohérences ! Au milieu des phrases, des mots comme «savon», «cheval», «coquillage» apparaissent alors que la version traite de la situation économique de l’Allemagne…

Etat d’ivresse
Que s’est-il passé ? Steph n’a pas eu son compte de sommeil. Cette privation de sommeil a entrainé des troubles de la pensée et du langage. Les personnes privées de sommeil ont un comportement semblable aux personnes en état d’ivresse. Lorsque la privation de sommeil est prolongée, le cerveau commence à produire des pensées irrationnelles ou des suites de mots ayant une même sonorité mais sans rapport de sens. Ce «déraillement» du cerveau va jusqu’à faire naître des illusions et des hallucinations. Les conducteurs effectuant de longs trajets sur route ou les marins ayant de longs quarts, en font souvent état. Pour comprendre ce phénomène, revenons à la nature du sommeil dit «paradoxal», là où l’on rêve.

La vraie vie…
Paradoxe, en effet, puisque le dormeur est plongé dans un sommeil très profond de stade 4… et que, loin d’être ralenties, les ondes électriques du cerveau sont proches de celles de l’état de veille ! Par ailleurs, toutes les fonctions physiologiques contrôlées par le système nerveux central sont hyperactives ! La personne est endormie, certes, mais elle vit une intense expérience dans une autre réalité. On appelle cette expérience «rêve». Et l’on dit : «Ce n’était qu’un rêve !». On relativise. «Ce n’est pas la vraie vie, ça se passe pendant le sommeil».



Mais ce rêve est une expérience réelle ! Le corps en témoigne. Il se passe quelque chose, dans notre réalité, puisqu’on transpire, puisque notre respiration devient irrégulière, puisque notre pouls s’active plus vite, puisque notre tension artérielle monte et que nous avons des peurs et des plaisirs. Le dormeur est l’acteur d’épisodes d’un film dont il est aussi le secret réalisateur. Bref, il vit, aime, craint, éprouve… mais sur un autre plan. Sans doute pourrait-on appeler ce plan celui du subconscient ou plus largement de la psyché, mais que cela ne lui enlève pas son poids de réalité. Si nous sommes le producteur de ce que nous vivons et rencontrons dans la vie dite «réelle», la vie de veille, pourquoi ne le serions-nous pas dans la vie du sommeil ?

Frontières…
Lorsqu’il y a une privation de sommeil, les différents stades du sommeil, habituellement distincts, se mélangent. Il y a des micros sommes paradoxaux, des micros rêves qui apparaissent alors que l’on est éveillé. Les images du rêve infusent la veille, d’où hallucinations. La frontière entre le sommeil et la veille s’abolit pour un instant. Ces phénomènes sont extrêmement intéressants car ils démontrent, une fois de plus, qu’il n’y a pas de réalité en dehors de notre perception. La réalité est bel et bien le résultat de l’activité du cerveau.

Un temps mort ou la sieste interdite
Le sommeil n’est pas une non-vie mais bien une modalité de la vie. Et pourtant, le sommeil, dans nos sociétés libérales, est parfois considéré comme un temps mort. Un temps où l’on ne fait rien, où l’on n’est pas productif. C’est tellement vrai qu’en 2001, la sacro-sainte sieste en Espagne a été officiellement raccourcie. Il ne faisait plus bon dormir durant l’après-midi. Même si l’on se traîne, écrasé de chaleur et que l’on est absolument inefficace, productivité et rentabilité ont eu raison du bon sens. Ceci dit, il serait édifiant d’aller jeter un coup d’oeil dans les bureaux et sur les chantiers à ce moment de soi-disant gain de productivité.

Comment rentabiliser le sommeil ? Cette question saugrenue fut et est encore à l’ordre du jour. Il y eut même, à l’époque de la création de l’Union Soviétique, le projet de bâtir une cité du sommeil afin de régénérer idéalement les ouvriers. Cette cité, baptisée du joli nom de «La Sonate endormie» et conçue par l’architecte Melnikov, n’a pas abouti. Ironie des changements politiques : quelques dizaines d’années plus tard, les fils de ces mêmes ouvriers sacrifiaient leur sommeil au nom de l’idéal stakhanoviste de Staline !



«Sleep»
Ceci dit, même si on décrit les différentes phases du sommeil, même si les laboratoires du sommeil se multiplient, le sommeil reste un univers à part entière. Avez-vous vu le film «Sleep» ? Sans doute pas. Et si vous êtes l’un des rares spectateurs à le connaître, sans doute n’en avez-vous vu qu’une très infime partie et pour cause : durant ce film de 6 heures, l’artiste filme en temps réel le sommeil d’une personne. Andy Warhol, connu surtout pour ses représentations fluos du visage de Marylin, a titré son oeuvre du nom de «Sleep». La simplicité même de ce titre «Sleep» et la nature du film qui n’interprète rien, qui ne décrit rien, qui ne joue rien mais qui montre simplement une personne en train de dormir, a le grand mérite de poser le sommeil en tant qu’existence en soi. Le sommeil est tout simplement déposé là, devant nous, durant 6 heures, dans son étrangeté radicale.
On ne cesse de le scruter mais il est comme la vie : la décrire ne suffit pas à en percer l’énigme. En considérant le sommeil en soi, sans nécessairement vouloir le rentabiliser, en termes d’équilibre ou de santé, le sommeil reste en effet un mystère et confronter le mystère, quel qu’il soit, c’est confronter la question de notre identité humaine.



Sommeil et éveil
Le mode d’être du sommeil nous renvoie à notre propre mode d’être. Aussi ne s’étonne-t-on pas que la philosophie, autant occidentale qu’orientale, ait sans cesse questionné la notion de sommeil et ce qui s’y attache inévitablement, à savoir son corollaire immédiat : l’éveil. Et il est vrai qu’il arrive que nous soyons dans le quotidien mi-endormis, autrement dit absent à ce que nous vivons. L’éveil n’est-il d’ailleurs autre chose que cette pleine présence, cette pleine conscience, comme le dit le moine bouddhiste Thich Na Than, à ce que l’on vit ?

La somnolence, l’engourdissement, la torpeur, qui ne sont pas du bon sommeil proprement dit, sont des états inconfortables associés à une brume de l’esprit, à une forme d’obscurcissement. Le Bouddha, pour sa part, est tout simplement appelé l’«Eveillé», après que la nature transitoire de toute chose lui soit apparue.

Le sommeil, ami de Dieu
Péguy dit que le sommeil est ami de Dieu. Curieuse phrase. Elle a cependant des échos avec «Turya», le quatrième état de conscience décrit par le Vedanta. Dans cette approche, il y quatre états de conscience : la veille, le rêve, le sommeil sans rêve et le quatrième [turya] qui est omniprésent et inchangé, sous-jacent aux trois autres, et qui est un état de conscience pure. «Conscience pure», le terme fait rêver [c’est le cas de le dire], on pourrait dire «Soi», «Réalité», «Vérité », «Champ pur d’Energie» ou même «Dieu» et se poser la question de qui perçoit cet état de «conscience pure» ? Il semble que pour le percevoir, il faille faire un avec la Conscience pure et faire partie de ces «éveillés vivants» qui éclairent la mystique indienne.

Alors, l’on se plaît à imaginer l’âme se glissant chaque nuit entre nos paupières scellées et s’immergeant dans un lit de conscience infini et paisible…

Marie-Andrée Delhamende





Paru dans l'Agenda Plus N° de
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