La beauté de l’imperfection
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La beauté de l’imperfection



La perfection et l’imperfection font partie de notre paysage visuel quotidien. La perfection est omniprésente tant dans le langage publicitaire que dans le jargon managérial. Les réseaux sociaux en sont pétris. Ils pullulent d’images de vacances parfaites, de familles parfaites, de bonheur parfait,... Les clips de musique regorgent de clichés où réussite sociale est synonyme de perfection. Et si le véritable bonheur se trouvait dans l’imperceptible, dans l’imperfection ? Dans ce dossier, nous scrutons les pépites du bonheur dans la subtilité de l’imparfait, de la fragilité et dans le rythme de la nature. Nous laissons la parole à un écrivain et à une photographe qui s’expriment sur la beauté de la fragilité. Ou comment une véritable beauté peut surgir dans le quasiimperceptible, dans le quotidien.



Rencontre avec Alexis Jenni, écrivain français qui a reçu le prix Goncourt en 2011. Il est l’auteur du livre « Vertus de l’imperfection ».

Sébastien de Fooz: Comment vous est venue l’idée d’écrire un livre sur les vertus de l’imperfection ?
Alexis Jenni :
Quand j’étais prof, ça m’arrivait de m’engueuler avec des collègues sur les notes que je donnais, car parfois je mettais des 20 sur 20 : « On ne met pas vingt sur une copie ! On peut toujours s’améliorer ! ». Je leur répondais que quand on me donne une copie qui correspond points pour points aux barèmes que je me suis fixés, et lorsqu’on y répond tellement bien que moi-même -qui suis prof- n’aurais pas pu faire mieux, je donne 20 car ça correspond aux barèmes, à mes attentes de prof... Je ne peux pas rétorquer à mes collègues que je mets 19 car je ne peux pas mettre 20 !
Si je mettais moins en me disant que ce n’est pas parfait alors que cela correspond aux barèmes, je ne vois pas alors à quoi ressemblerait cette copie parfaite. Cette idée de perfection inatteignable est très enracinée dans l’esprit des élèves et des profs. On se dit que ce n’est jamais parfait.

Dans ce cas de figure, ce serait quoi la perfection ?
Alexis Jenni
: Une note parfaite, je ne sais pas ce que ça voudrait dire. Quand ça répond à une attente raisonnable, quand ça remplit tous les critères de cette attente, eh bien bravo ! Je peux changer les barèmes, les attentes, certes, mais il ne faut pas oublier que toutes nos attentes sont sous critères. Et c’est ça le problème, on ne précise jamais assez les critères et ça joue pour l’éducation, ça joue pour le physique, même pour évaluer sa propre vie. À partir du moment où on met quelques critères et que l’on est précis avec cela, on se rend compte qu’ils peuvent être tout à fait remplis. Ce qui dépasse les critères, c’est de l’indéfini derrière lequel on court toujours. On court en quelque sorte derrière les ombres…

D’où vous est venue cette idée que la poursuite de la perfection est une chimère ?
Alexis Jenni :
Dans le livre « Dans l’attente de toi » j’ai abordé le toucher dans la peinture. Avec l’idée aussi que lorsque tu touches un corps, tu touches celui-là spécifiquement. Tu ne touches pas un corps idéal. Il y a une ultrasingularité à ce corps-là.
De là est venue l’idée du corps imparfait. Le corps est par définition imparfait mais il est le seul réel. C’est notre seul accès au réel. Là je me suis rendu compte qu’il y avait cette idée de ‘la perfection’ ; c’est une idée qui est omniprésente mais qui est nulle part. On n’arrête pas de dire « ça c’est parfait », « ça n’est pas parfait, … ». Or, on ne sait absolument pas à quoi ça ressemblerait quelque chose de parfait. Par exemple un corps parfait, on ne sait pas vraiment ce que c’est. On emploie le terme facilement, mais ça ressemblerait à quoi ?

Quel est la relation entre rayonnement et imperfection ?
Alexis Jenni :
Dans le musée du Louvre il y a deux tableaux dans la même salle qui parlent tous deux du même sujet : « Bethsabe qui sort du bain recevant la lettre du roi David ». Ils ont été peints tous les deux en 1654 par des maîtres Hollandais, l’un est de Willem Drost -un peintre un peu oublié- et l’autre est de Rembrandt. Willem Drost a peint une femme « parfaite ». Mais il y a quelque chose d’extrêmement abstrait dans cette femme. Elle est objectivement belle et donc par-là elle est irréelle. Alors que Rembrandt représente une femme dont on sait qu’elle était sa compagne et qui jamais ne passerait un casting : elle a les cuisses et le ventre un peu ramollis, en plus elle a la main qui est mal dessinée… Mais elle rayonne d’humanité, de vraie présence. Avec elle on peut avoir envie d’entrer en contact. À l’autre, on lui trouve un côté plus inatteignable.

L’imperfection, du côté de la vraie vie ?
Alexis Jenni :
Oui. Ce qu’on aime dans la vraie vie, ce sont les vivants. Et les vies sont imparfaites par nécessité. La perfection, on ne voit même pas ce que c’est, on ne voit pas à quoi cela renvoie. Les gens qui poursuivent la perfection sont dans un cauchemar parce que ce n’est jamais fini. La quête de la perfection peut mener à une lente disparition du soi. La perfection, c’est obéir à des normes. Cela n’a pas de consistance et c’est une poursuite sans fin. Quand quelqu’un n’obéit qu’à des normes, il n’est rien. Il se vide de sa substance. Ce qui caractérise l’humain est son habilité à se remettre en question, à se dépasser. Parce que l’être humain est imparfait. La personne qui va être totalement normée, totalement parfaite, c’est quelqu’un qui n’existe plus. Une femme qui, par obsession de la perfection, cache ses imperfections, transforme tout pour que son corps ressemble à un corps parfait. Elle disparait finalement dans le sens où sa singularité propre n’existe plus. Cette idée de perfection est une sorte d’idée tragique, voire maléfique. Or ce qui fait qu’on aime quelqu’un, c’est sa présence. La présence, c’est toujours des écarts à la norme. C’est cela qui parle, qui touche et qui caractérise. Un corps humain est un corps vivant empreint de défauts.

Plus on vieillit, plus on s’embellit ?
Alexis Jenni :
L’imperfection est une série de défauts qui nous rendent vivants. Ce sont ces défauts-là, ces écarts à la norme qui nous font vivants. La norme c’est ce qui a été fi xé culturellement. Et qui change selon les lieux, l’époque, etc. Ça n’a pas beaucoup d’importance. Nous, ce que nous sommes ce sont tous ces écarts. Un corps de 40 ans a davantage à raconter qu’un corps de vingt ans. Même si le corps de vingt ans est censé être la grande merveille, c’est une sorte de page blanche. C’est une feuille vierge. Le corps de 40 ans a un vécu, il a été sculpté par le temps. André Malraux disait : « Après trente ans, on est responsable de son visage ». C’est ce que la vie fait de toi, qui va te sculpter. Et c’est ça qui est beau et qui suscite l’amour. Dans le rapport amoureux il y a un rapport à la singularité profonde à l’autre. C’est cette singularité qu’on aime. Si cet amour est l’admiration d’une personne parfaite, ça n’a pas beaucoup de sens. Suivre la norme de la perfection, c’est obéir à cette norme. Ça me fait penser à mes enfants lorsqu’ils allaient à l’école. Il y a toujours un peu de rivalité entre les parents, toujours cet enjeu de l’enfant parfait.

L’enfant parfait ça ressemble à quoi ?
Alexis Jenni :
C’est le regard de l’adulte qui lui colle cette étiquette de « perfection ». Il reste sur sa chaise et il ne bouge pas. Il fait bien ses devoirs. C’est l’enfant qui ne dit rien et qui fait comme on lui dit de faire. L’imperfection n’est pas du relâchement, ce n’est pas du laxisme. C’est accepter le réel tel qu’il est, son propre réel tel qu’il est. On doit accepter la singularité du réel. C’est notre seule réalité.

Comment éveiller à la beauté ?
Alexis Jenni :
Il faut s’éveiller à la beauté de ce qui est. Il y a une grande source de fragilité et d’insécurité chez les enfants de ne pas se sentir à la hauteur des attentes parentales. Chez l’enfant, cela suscite beaucoup d’angoisse. C’est tellement important de poser un regard positif et de ne pas comparer l’enfant à un idéal qui n’existe pas.

Comment laver son regard ?
Alexis Jenni :
L’idée c’est de retrouver une conscience du réel. Lorsque l’on a cette conscience-là, cela nous ouvre un espace extraordinaire. C’est comme l’exploration de la beauté de l’imperfection au-travers des objets, on voit les mains qui les ont façonnés. C’est tout un monde qui s’ouvre. Considérer le réel pour ce qu’il est nous dirige vers une richesse infi nie. Il y a de la beauté dans l’imperfection. Tout est imparfait. Essayer de regarder la beauté dans le détail fait émerger une beauté extraordinaire et plus de réel. Chez l’être humain ce qui est beau suscite l’émotion et crée du lien, de l’attachement, de l’enthousiasme,...
La beauté dans l’imperfection est partout et elle dépend du regard et de l’attention qu’on lui porte.

« Vertus de l’imperfection », d’Alexis Jenni. Ed.Bayard, 128 pages




Rencontre avec Jessica Hilltout, photographe anglo-belge installée à Bruxelles depuis 10 ans après avoir fait de nombreux reportages remarqués dans la presse internationale.

Sébastien de Fooz : En quoi consiste votre travail photographique ?
Jessica Hiltout :
La photographie me permet de comprendre le monde qui m’entoure, de vivre la réalité avec plus d’intensité. J’aime creuser des sujets avec ma caméra. Plus je creuse un sujet, plus celui-ci révèle sa réalité profonde et ce que j’ai envie d’en montrer. Je cherche à partager ma vision d’une certaine beauté. Dans mon travail photographique, la fragilité, la vulnérabilité et l’imperfection sont les trois maîtres-mots qui m’obsèdent. On retrouve tout cela dans l’humain, c’est ce qui est beau et intéressant à révéler au-travers de l’acte photographique. Tous les sujets que j’aborde dans mon travail ont ce fi l conducteur : valoriser la vulnérabilité, l’imperfection et la fragilité. C’est le coeur battant de la vie.

Que voyez-vous dans l’imperfection ?
Jessica Hiltout :
Je ressens la sensibilité, la fragilité, le caractère, l’émotion, la vie, le temps, la main humaine et l’âme des choses. La chaleur aussi. Par opposition, dans la perfection je vois davantage un aspect rigide, artifi ciel et froid,… C’est un moule stérile, aseptisé, uniforme et vide.

Comment vous est venue l’idée de faire un reportage sur la beauté de l’imperfection ?
Jessica Hiltout :
C’était en 2008 lors d’un voyage à Madagascar durant lequel j’ai traversé un moment de vie très diffi cile. J’étais au fond du trou et après un mois d’errance, sans savoir vers où aller ni que faire, j’ai décidé d’explorer ce que signifi e l’imperfection dans l’architecture et dans les natures mortes. La traversée de l’errance m’a obligée à me poser les bonnes questions sur l’orientation de mon travail. Ce qui m’a toujours fasciné en Afrique c’est l’ingéniosité, l’inventivité avec trois fois rien. Rien n’est jeté, tout est réparé. J’ai été fascinée par les objets réparés, on leur confère une âme et on leur donne une nouvelle vie.



Que permet de voir le côté imparfait des choses ?
Jessica Hiltout :
Dans la complexité de notre monde, on retrouve des oppositions. La beauté dans la fragilité m’interpelle, elle met en valeur l’imperfection dans un monde qui privilégie la perfection à tous niveaux. Je suis attirée par les choses simples, banales : une bassine en plastique réparée, une bouteille en plastique à usage unique qui est utilisée depuis vingt ans, un balai confectionné avec des brindilles et un chiffon. J’aime les choses marquées par le temps et façonnées par la main de l’homme. Ces objets deviennent vivants et dégagent une âme, on les respecte. Réparer, c’est soigner, c’est donner à l’objet l’opportunité d’une nouvelle vie. La vie et la survie des objets me fascinent. Je veux partager le caractère poétique de l’imperfection. « La machine » est parfaite, l’être humain ne l’est pas. La machine est sans faille, sans coeur, sans émotions, elle enlève l’identité du singulier. L’imperfection suscite l’émotion. On ne doit pas chercher la perfection car elle n’apporte aucune émotion. En revanche, c’est l’irrégularité qui engendre des sentiments. C’est ce qui distingue l’homme de la machine. L’imperfection permet donc de conserver l’individualité créatrice, celle-là même qui donne l’âme aux objets. Ce qui est beau est ce qui est à l’opposé de l’uniformité créée par la machine, c’est ce qui contient les traces imparfaites laissées par la main de l’homme. La réparation peut modifier le sens de l’objet. Mais elle investit l’objet d’une forte charge émotive. Elle garantit sa valeur et lui fait don pour un moment encore d’une nouvelle vie. Réparer c’est replacer l’objet dans son environnement.

Comment voir la beauté de l’imperfection dans la vie de tous les jours ?
Jessica Hiltout :
Dans la vie de tous les jours, dans notre monde où la perfection et le moule se côtoient, trouver la beauté dans l’imperfection n’est pas facile mais cela permet de découvrir le relief dans la vie. Je suis toujours attirée par les êtres prêts à dévoiler leur fragilité, leur vulnérabilité. J’ai l’impression de parler à des êtres vivants et je les rejoins. Ne pas se réfugier derrière des convenances permet le rapprochement.
La beauté ne se révèle pas gratuitement, il faut la chercher. J’aime la beauté qui n’est pas évidente. www.jessicahiltout.com

Sébastien de Fooz

Pour aller plus loin :
• Kintsugi – « L’art de la résilience » – Céline Santini, Editions First
• Wabi Sabi – « Trouver le bonheur au-delà de l’imperfection » – Christopher A. Weidner, Editions Le Courrier du Livre







Paru dans l'Agenda Plus N° 319 de Juillet 2020
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