Le corps à écouter...
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Le corps à écouter...



Plutôt que de se mettre à l’écoute du corps, nous tentons de le maîtriser. Pourtant, il nous exprime et nous traduit. Il est constitutif de notre identité humaine….



Dans les médias, dans les livres, dans nos conversations, dans nos réflexions et nos pensées, nous utilisons le mot «corps» sans nous poser la question de préciser exactement ce qu’il désigne. Que désigne-t-il, ce mot ?
Quelle image avez-vous lorsque vous dites le mot «corps» ? Que vous représentez-vous lorsque vous le prononcez ? Qu’est-ce que «votre» corps ? Le corps est bien évidemment constitué d’éléments extérieurs que l’on peut toucher et voir : les yeux, les oreilles, les membres, etc. Et il est par ailleurs constitué d’éléments intérieurs : les organes, la chair, les muscles, les tendons, etc. Un intérieur et un extérieur. C’est tout cela, sans conteste, mais pas seulement.
Si ce n’était que cela, le corps serait réduit à un objet inerte, immobile, froid. Or, le corps est animé. Mais en Occident, il n’existe tout simplement pas de mots pour désigner le fait que l’être humain est une unité. Une unité indissoluble, une unité corps-esprit-âme.

Pauvre anatomie

Par le langage que nous employons et qui façonne nos pensées, nous faisons de notre corps quelque chose d’extérieur. Et c’est un gros problème. Un problème que nous nous sommes mis à trimballer depuis qu’en Occident nous avons séparé le corps du cosmos. Cette séparation date de la Renaissance, lorsque l’on s’est mis à pratiquer systématiquement la dissection. La dissection a amené une façon de dessiner l’homme en planches où il est divisé, étiqueté, répertorié : c’est la naissance de l’anatomie. Et avec l’anatomie est apparue une image morte, mécanique et extérieure de l’homme. Cette conception va de pair avec la représentation d’un univers constitué d’une matière inerte.

Relié au cosmos

Auparavant, comment représentait-on l’homme ? Il suffit de se reporter aux gravures de l’Homme zodiacal du Moyen-Age, aux représentations de l’Homme-univers du Rajasthan ou aux représentations des anciens Chinois. Ces représentations montrent un corps non séparé du cosmos. Dans ces anciennes traditions, il y avait des correspondances entre l’homme physique et l’Etre. Il semble qu’en chemin, nous ayons perdu la vision du «Très Grand Homme» et les correspondances et relations entre le ciel et la terre. Ainsi, pour les anciens Chinois, pères du taoïsme, le corps est réellement le ciel parcouru par des souffles, et ses 12 méridiens en sont les 12 constellations… Actuellement, nous aurions bien de la peine à réellement comprendre et vivre ce type d’approche car nous partons d’une vision moderne et dualiste.

D’abord une vision…

La connaissance du corps subtil ne s’appuie pas sur des traités d’anatomie. Elle est d’abord intérieure. D’elle résulte la vision des chakras, des méridiens, des points d’acupuncture. Il s’agit bien d’une vision et non d’une démarche intellectuelle. Ce n’est pas d’une connaissance cérébrale dont il s’agit car on ne peut pas «voir» les méridiens, les points d’acupuncture, les chakras. Ils sont invisibles autant à l’oeil nu qu’au scanner. Pourtant, les médecines chinoises et les approches yoguiques hindoues en attestent.
La vision de ces réseaux d’énergie part d’une intériorité non-dualiste que seuls des «sages » ou des personnes très évoluées ont la capacité de réellement percevoir. Leur regard intérieur s’ouvre sur la réalité intérieure du corps, constitué de fluides, d’énergie, de flux invisibles. Cela n’est pas donné à tout le monde. Loin s’en faut. Aussi est-il impératif de se méfier de vagues sensations de perceptions d’auras, de chakras, de méridiens, etc, uniquement à partir d’émotions ou d’intuitions. La prise en compte de l’énergie dans notre société occidentale témoigne cependant d’un besoin de retrouver un corps relié et vivant.

Tout s’inscrit dans le corps…

Pendant des années, la médecine allopathique a cloisonné les disciplines. Elle s’aperçoit maintenant que ces cloisons sont artificielles et que le système nerveux et endocrinien forme un ensemble neuro-hormonal qui, lui-même, est lié au système immunitaire, et ainsi de suite. Cela va loin, jusqu’aux liens multiples et constants avec le psychisme et l’environnement, la génétique, l’hérédité, l’âge, le climat, la présence de chaleur humaine et d’affection, les événements vécus, etc. Tout s’inscrit dans le corps, tout y est écrit. Tout est vécu par lui et à travers lui.
Par ailleurs, nous séparons aussi le corps du cerveau, comme s’ils étaient totalement différents l’un de l’autre. Mais ils sont en dialogue continuel, par le biais de notre système nerveux. Et il est tout simplement vital d’entretenir ce dialogue en faisant bouger son corps. En bougeant, on entretient la bonne forme du cerveau !

Ecouter avec ses sensations

Toute la question est de savoir d’où nous percevons notre corps et ce que nous percevons de lui. D’où partons-nous ? Qu’essayons-nous de percevoir ?
Françoise Dolto demandait à ses étudiants d’écouter avec leur corps. Lorsqu’une psychanalyste a pour patient de très jeunes enfants et des nourrissons, le langage articulé est tout simplement nul et non avenu. Le regard et l’observation, s’ils sont indispensables, ne suffisent pas non plus. Il faut trouver une autre voie. Cette voie est celle des sensations.
Percevoir autrui par le biais de ses sensations est une perception des plus fines et des plus directes. Nous en faisons tous l’expérience. On «ressent» l’autre avec un «ressenti», un «senti» et des sensations.
On perçoit l’autre avec nos yeux, nos oreilles, notre nez, mais aussi avec notre peau, nos organes, l’ensemble de notre corps. En cela, la peau est un organe extrêmement complexe et gageons-le, plus sensible et intelligent que nous ne pouvons même le supposer.

Penser avec la peau : témoignage

Le témoignage d’Eléonore, un cas de synesthésie rare, est, à cet égard, des plus parlants. Eléonore, belle jeune femme de 32 ans, ayant actuellement un poste à haute responsabilité, a réussi à Polytechnique son examen d’entrée en géométrie analytique avec 100 %, répondant en 40 minutes à des questions auxquelles les étudiants mettaient 4 heures à répondre. A la question de savoir comment elle avait réussi à répondre si vite à ces questions de mathématiques extrêmement complexes, Eléonore répond : «Je ne pense pas avec ma tête, mais avec ma peau. Je sens les bonnes réponses ». Eléonore poursuit en nous confiant qu’elle exécute les calculs de statistiques avec «la peau de ses poumons», qu’elle ne lit que de la poésie car «la poésie, dit-elle, est intense», ce qu’elle ressent par des picotements sur la peau, qu’elle doit «reposer sa peau» lorsqu’elle est fatiguée,…
Il est donc possible, et ce témoignage en fait état, que la tête et le cerveau ne soient pas l’unique siège de la pensée, ce qui nous donne une richesse supplémentaire. Il est à parier que certaines personnes développeront de plus en plus cette richesse dans les années à venir.



Le «Moi-peau»

Didier Anzieu, psychanalyste, parle quant à lui du «Moi-peau». Ce «Moi-peau» qui exprime les soins parentaux bienveillants, adéquats et affectifs donnent à l’enfant une sécurité lui permettant de prendre conscience de son identité et de ses limites. Lorsque l’enfant a un manque de sécurité affective de base, comme le souligne la psychomotricité relationnelle, il a des comportements défensifs s’exprimant par l’agressivité ou l’inhibition pouvant aller jusqu’à la coupure avec les autres. Par ailleurs, la personne peut éprouver des fantasmes où elle se voit écorchée vive ou démembrée. Le corps est agressé et mis en péril, fantasmatiquement.

Le corps psychique

En lien avec le corps extérieur de chair et d’organes, il y a donc un corps intérieur. Le corps intérieur est constitué d’énergie. Comme en témoignent les acupuncteurs, et audelà toute la communauté scientifique pour qui l’univers et la matière, y compris le corps, sont également énergétiques. Mais aussi un corps intérieur psychique, selon l’expression de la psychanalyste Sophie Marinopoulos. Ce corps psychique peut être défini comme étant ce qui se charge d’animer notre corps physique de façon personnelle. Chaque personne anime, en effet, son corps de façon tout à fait singulière, avec des attitudes corporelles, des mimiques, des façons de se mouvoir, qui lui sont propres. Ce langage complexe de notre corps est, bien évidemment, relié à notre histoire et il est éminemment unique.

De l’extérieur à l’intérieur

Méfions-nous des généralités. Il n’y a guère, voire pas, de généralités valides quand on parle de personnes singulières. Ce corps intérieur, qui est constitutif de notre identité, il importe d’en prendre soin en ne le brusquant pas. Il importe de le respecter. Et c’est avant tout question de rythme. Le corps organique autant que le corps psychique ont besoin de respect et d’écoute. Question de rythme, avant tout. On le soumet à des rythmes violents, des rythmes qui violent… Le corps est crispé et engrange au fur et à mesure du temps qui passe, tous les «non» que nous opposons à la vie quand elle ne se déroule pas telle que nous le voudrions. Or, cela fait de multiples «non» qui s’accumulent dans les muscles, donnant lieu à de multiples et profondes crispations allant jusqu’à la constitution de «cuirasses musculaires» défensives, telles que les a décrites Marie-Lise Labonté. Nous sommes tendus. Notre cerveau même est tendu.

La détente du… cerveau !...

Jean Klein, dont on connaît les nombreux livres et entretiens liés à la méditation et au non-dualisme, préconise une profonde relaxation de tous les organes et de tous les muscles, ceci affectant le cerveau. Le cerveau est à détendre, lui aussi, vu que la pensée est localisée dans la région préfrontale du cerveau. En détendant le cerveau, on se met dans un état de disponibilité, d’ouverture, de déconditionnement mental.
L’activité mentale, outre qu’elle soit fatigante, nous crispe et nous maintient prisonnier de rails mentaux. Les globes oculaires et les yeux, reliés au cerveau par les nerfs optiques, sont particulièrement à détendre. Etant sans cesse dirigés vers l’extérieur afin de saisir la réalité, chasseurs d’images, les yeux sont tendus vers l’extérieur et leur tension affecte le cerveau.

…et méditation

Le cerveau est toujours en train de fonctionner, car nous ne voulons pas affronter le vide. Or, explique Jean Klein, dans un entretien rapporté par la revue «Le 3ème millénaire»1, en contactant simplement la sensation du cerveau, on retourne à l’état de sensation, on est «un» avec la sensation, on ne pense pas, on n’agit pas. La détente des nerfs optiques et du cerveau est un apprentissage qui conduit peu à peu à des états de méditation pure : «Lorsque le cerveau est vraiment senti, nous sommes détournés des fixations, des localisations dans le cerveau. Nous avons l’impression d’être en expansion dans notre corps. Cette sensation d’expansion est le début de la méditation».
La méditation est, sans conteste, pour ceux et celles qui en éprouvent le plaisir ou le souhait une voie possible pour être ramené[e]s tant soit peu vers l’intérieur. Car tout nous pousse, dans notre société, à poser un regard extérieur sur le corps…. et on n’en voit donc que l’extérieur !

Ce qui s’éprouve…

Nous consacrons notre énergie à nourrir l’extérieur. Ainsi, c’est l’image extérieure qui prime. Plutôt que d’avoir comme objectif le bonheur et le bien-être intérieur, la majorité des personnes a pour préoccupation le corps mince, le corps musclé, le corps lisse, le corps jeune. C’est de l’aspect extérieur dont on prend d’abord soin. Ce ne serait pas bien grave si on s’en trouvait heureux. Mais ce n’est pas le cas. Les apparences ne sont que miroirs aux alouettes. S’y fracassent nos ailes !
Résultat : nous nous coupons du corps en voulant le maîtriser. Et cela nous emprisonne dans un carcan qui met à l’arrière-plan le «ressenti», les sensations, la finesse des perceptions. Ce qui s’éprouve.
Donnons au «corps» sa pleine capacité de ressentir, sa pleine dimension d’être…. Ce qui s’éprouve ne peut que s’éprouver en respectant ce qui permet d’éprouver…
Nous avons besoin de silence, nous avons besoin de pauses, nous avons besoin de lenteur, nous avons besoin de repos.
Nous avons vitalement besoin de contemplation. In fine. Toute notre personne en a besoin. C’est bien de la personne, dans toute sa complexité indissoluble «corps-esprit» dont il s’agit, rappelons-le nous sans cesse…

Marie-Andrée Delhamende

Références : «La crise du monde moderne», René Guénon, Editions Folio essais, «Le Corps bavard», Sophie Marinopoulos, Editions Fayard, 352 p., «La joie sans objet», Jean Klein (poche), «Au coeur de notre corps», Marie-Lise Labonté, Editions de l’Homme, http://facebook.com/vivacorps: psychomotricité relationnelle & www.multimanias.com/h3emillenaire: magazine humaniste «Le 3ème millénaire».



Paru dans l'Agenda Plus N° 255 de Mars 2014
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