Réalité(s) et illusion(s)
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Réalité(s) et illusion(s)



Un peu de philosophie pour réfléchir « notre » réalité et la réalité, notre perception et ce qui est perçu, la subjectivité et l’objectivité….



Qu’est-ce que la réalité ? C’est, à vrai dire, toute la question. Elle ne cesse, cette question, d’occuper les philosophes. C’est aussi la question qui hante les mythes. La question dont se sont emparé les scientifiques. La question que les artistes expriment, magnifient, dépeignent, recréent. La question de nos vies humaines. Qu’est-ce que la réalité ? Est-ce ce que l’on voit, ce que l’on sent, ce que nos sens nous donnent à percevoir ? Sont-ce les conditions extérieures de notre vie ? Notre logement ? Notre argent ? Est-ce notre famille ? Toutes ces composantes indéniables de notre existence, c’est la réalité sans conteste. Est-ce que c’est objectif ?

Uniquement un point de vue

La question de la réalité est liée à celle de l’objectivité. Y-a-t-il une objectivité ? Reposons la question : que percevons-nous de la réalité ? Nous en percevons juste un aspect. Celui que crée le point de vue par lequel nous la captons. On regarde la réalité uniquement à partir d’un point de vue intérieur. C’est tout. Mais c’est énorme. Dès lors, si elle semble avoir des dénominateurs communs qui permettent une forme de communication entre les êtres humains, ce n’est cependant qu’un point de vue. Une création plus ou moins colorée, déformée, reformée, recréée, à partir de chacun. Si nous n’étions pas limités seulement à nousmêmes, si nous avions la possibilité d’être dans la peau de l’autre, nous nous rendrions sans doute compte de façon vertigineuse qu’il n’y a pas de réalité. Il y a juste une ouverture de focale personnelle à travers un filtre coloré. Il y a juste une production subjective.

L’illusion, condition humaine

Nous sommes donc sans cesse en train de produire de la subjectivité. Par le biais des idées, des opinions, du mental, des sensations, de la mémoire, des émotions. Que fait-on de tout cela ? Et bien, on ne le nie surtout pas. On le met à la bonne place dans nos vies. Il n’y a pas à diaboliser le mental, l’émotion, la sensation, le sentiment, tout ce qui tisse notre subjectivité et qui est illusoire.

L’illusion est universelle parce qu’elle fait tout simplement partie de notre condition humaine. Comme si l’existence devait nécessairement passer par toute une série d’expériences pour s’en affranchir. Chaque personne vit dans sa réalité. Et c’est sans doute pour cette raison que l’une des significations que l’on peut donner à sa vie, c’est tout simplement de connaître les composantes de sa réalité et de les faire fleurir, de les actualiser. Un peu comme si nous avions cette mission, qu’elle était inscrite dans nos ADN. Tout comme le bulbe de tulipe doit devenir une fleur, nous devons faire grandir jusqu’à son terme qui nous sommes, ceci afin de nous en libérer. Après tout, on ne se libère réellement que de ce que l’on a vécu ou de ce à quoi on a naturellement renoncé. Le fruit mûrit et tombe. Et quand tout est accompli de sa propre nature, peut-être alors peut-on devenir un peu plus léger.

Premier et second temps

La nature de chacun est évidemment différente. Les fibres subjectives sont douces ou âpres, aussi variées que dans un étal de tissus. A chacun de participer au mieux à ce prodigieux mystère de la vie. A chacun de trouver son mode de floraison. Chacun avec sa personnalité et dans son environnement. Désirer, autre terme pour la croissance. Nous désirons. Comme les fleurs poussent, pour reprendre la comparaison botanique, nous désirons nous expanser. Dans un premier temps.
Et puis, dans un second temps, l’on devient plus léger de ses possessions. Parfois. Les possessions, c’est tout ce que nous avons mis en oeuvre pour nous continuer. Pour perdurer. Des enfants. Des oeuvres. Des réalisations. Minimes, ordinaires ou grandioses. Peu importe, du moment que son chemin, on l’a suivi du mieux que l’on a pu. Le dépouillement vient donc. Les yeux s’ouvrent et se dessillent peu à peu. Par les épreuves. Et parce qu’on a réalisé certaines choses. Les désirs qui nous ont occupés nous ont rempli la vie. Les objectifs sont atteints, peu ou prou.
Mais voilà, cette valse de notre vie, avec ses désirs, ses amours et ses belles réalisations, peut-on dire qu’on en sort fondamentalement, totalement et pleinement heureux et en paix ?....

Illusion, stade de notre évolution…

La sagesse, le bonheur ? Oui, mais le stade des illusions semble être un passage obligé. C’est une étape de notre évolution. Le bonheur, où l’on est « égal à soi-même » et dans une forme de plénitude, ce bonheur-là existe-t-il réellement ou est-il un leurre ? En tous cas, il ne peut réellement advenir que lorsque toutes les illusions sont totalement abandonnées. Toutes et totalement. Ce n’est pas rien. Cela suppose un bond ailleurs. Un dégagement absolu de l’activité mentale et émotionnelle ordinaire.
Alors peut-être peut-on enfin être «en train de vivre dans la réalité». Et comprendre la phrase de Spinoza : «Par réalité et par perfection, j’entends la même chose». Cette réalité-là est impossible à concevoir pour nous qui sommes immergés dans l’illusion. La réalité, telle que nous la vivons, c’està- dire de façon limitée, se réduit à notre réalité et n’est donc que subjectivité.



Vous avez dit réalité ?

La science a montré que la matière n’a rien de dense ni de concret dans sa nature. La réalité d’une chaise n’est peut-être pas aussi solide qu’elle paraît. Par ailleurs, la physique quantique nous a rendu quelque peu familière l’idée qu’il n’y a pas de réalité objective à partir du moment où il y a un observateur. Celuici n’est pas détaché de la réalité qu’il observe ; il ne peut donc pas en faire quelque chose de distinct et d’observable. Il ne peut pas en faire un objet. Puisqu’il fait partie de la réalité qu’il observe, il l’affecte.
Mais bien avant les scientifiques, la nature de la réalité a été questionnée par la philosophie. Buées, fumées, ombres, projections, reflets. La métaphore du miroir ou de l’écran de cinéma est employée dans les textes philosophiques pour expliquer la notion d’illusion et la nature subjective du monde que nous prenons pour objectif. Ce qu’il est dit, c’est que le monde phénoménal est une gigantesque illusion.
Ramana Maharshi compare l’illusion aux images d’un film projeté sur un écran. Les images ne sont pas réelles et pourtant, sur l’écran, le feu dévore les maisons, la tempête fait déferler des vagues sur le navire.
Cependant, l’écran n’est ni brûlé, ni mouillé. Pourquoi ? Parce que seul l’écran est réel. Dès lors, il n’est pas affecté par ces images. Ce que Maharshi veut montrer grâce à cette comparaison, c’est qu’il existerait une réalité unique qui n’est pas affectée ni troublée par le monde. Mais nous n’avons pas accès à cette réalité unique. Nous considérons évidemment que le monde est réel puisque nous sommes dedans, immergés : «Comme vous êtes actuellement plongés dans le monde, vous considérez le monde en tant que tel et le prenez pour réel.»
Mais en quoi cela nous touche-t-il ? Après tout, pourquoi ne pas rester plongé dans le monde et pourquoi ne pas le considérer comme réel même s’il est une illusion ? Oui, qu’est-ce que ça change de savoir que le monde tel que nous le percevons n’a rien d’objectif ?

Liberté

C’est que… malgré nos dépassements, nos victoires sur les épreuves, notre essai de vivre l’instant présent, nos croyances, le confort relatif de notre vie, nos amours réussies, notre compte en banque plus ou moins équilibré, nos vacances enrichissantes, notre créativité, notre participation au monde associatif... malgré tout ça existe en chacun de nous l’aspiration confuse à un bonheur total, plénier, entier.
En effet, nous aspirons à la liberté complète, à la non-contingence, à la non-détermination, au non-conditionnement. Nous aspirons à sortir de l’illusion.
S’il y a une illusion, ça veut dire qu’il y a aussi une non-illusion. Et pourtant, une réalité libre de subjectivité est difficilement concevable. Une réalité libre de nos projections. Cette réalité-là est présentée comme étant extrêmement désirable dans les témoignages des personnes qui en ont fait l’expérience. Ainsi, revoyons et complétons le propos du Maharshi : « Comme vous êtes actuellement plongés dans le monde, vous considérez le monde en tant que tel et le prenez pour réel. Mais allez au-delà, vous le verrez disparaître et seule brillera dans toute sa splendeur la Réalité suprême»

Réalité unique, réalités binaires

Mais alors, alors… si le monde est une projection, comment est-il possible que chaque personne puisse discuter, dialoguer, communiquer, s’entendre et se mouvoir dans ce monde ? La question se pose, en effet. Existerait- il des dénominateurs communs entre toutes ces subjectivités que nous sommes ? Il se pourrait bien que les mots, entre autres, jouent ce rôle. Ces mots qui désignent les supports matériels (les choses, les gens, etc.) sur lesquels se greffent nos subjectivités. Magritte le disait déjà en peignant une pipe sous laquelle était inscrit : « ceci n’est pas une pipe ». Les mots forment écran entre nous et les choses.
Se désengager des mots, c’est accéder au réel. Et ça va loin. C’est que le mot double les choses de leur désignation. C’est la logique du « deux ». Force d’ailleurs est de constater qu’une logique binaire prévaut dans le monde. Nous sommes sans cesse en train d’opposer, de comparer, de distinguer, de nous mettre en dehors des choses. Nous superposons « notre » réalité à la réalité qui, elle, est unique. Unique, c’est-à-dire non binaire. Là où n’existe pas le chiffre deux. Là où l’opposition n’a pas cours.

Un accès à la réalité ?

La question reste entière. Avons-nous, en tant qu’être pensant et ressentant, l’accès à la réalité unique, non entachée de subjectivité ? Pouvons-nous prétendre à l’objectivité, nous qui sommes dans la subjectivité ? Non, nous ne le pouvons tout simplement pas : on ne peut percevoir le réel que si on l’a contacté.
Mais comment contacter la réalité, puisque nous lui superposons sans cesse notre monde ? Nos mots, nos sensations, nos émotions nous enserrent. Et nous ne les acceptons pas. Nous sommes bien souvent en train de lutter contre nous-mêmes. Dans la division. Plusieurs voies sont prônées pour prendre conscience, amoindrir et faire finalement disparaître la dualité. Ces voies ont un objectif et un précepte en commun : accepter pleinement ce qui arrive d’instant en instant. Ça a l’air simple, dit comme ça. Mais ça ne l’est absolument pas. Ça suppose : une détente profonde de tout l’être, un lâcher-prise qui ne soit pas une soumission, une réceptivité et une fluidité, une adhésion immédiate à ce qui est en train de se passer, une connaissance de la nature du « je » et sa réalisation non égotique, un amour altruiste, des actes adéquats non phagocytés par la morale, un alignement, une vérité, etc.
Est-ce possible ? Sans doute que oui. Oui, bien sûr. Mais c’est un processus et ça dépend de l’aspiration. Par ailleurs, suivre un enseignement, quel qu’il soit, et croire qu’il va résoudre la question et nous faire accéder à une sorte d’illumination, peut s’avérer totalement illusoire. Sachons-le. Les suiveurs ne sont pas de bons explorateurs.

A partir de…

Toujours est-il que dans notre perception du monde, on part toujours de là où l’on perçoit. Gageons qu’à partir de la profondeur, il est possible de percevoir l’essentiel, qui est davantage que le mur des simples apparences. Seule la profondeur permet la profondeur. Seul le point de vue le plus intérieur permet d’avoir accès à la nature de la réalité. Si nous aspirons à être totalement libres, c’est que nous avons en nous la possibilité d’une liberté totale. C’est que nous avons en nous la possibilité d’un état d’absolu déconditionnement. C’est que nous connaissons ça par moments. En effet, nous savons que le coeur des choses est identique. Nous en faisons l’expérience. Quasi miraculeusement.
Ce sont des moments d’être. Des moments de liberté intérieure. Où l’on est tout à coup non-encombré. Dépoussiéré des miasmes du temps et de l’espace. La réalité est. Soudaine et radicalement là. Tout est vivant. Tout est soudain neuf. Vierge. Tout est paix. Il n’y a plus d’agitation. Oui, ces instants-là sont des bouffées d’oxygène. Ils sont rares. Reste l’aspiration à les vivre. Et elle nous irrigue tout au long de notre vie…

Marie-Andrée Delhamende

Livres : Ramana Maharshi, éd. Albin Michel.



Paru dans l'Agenda Plus N° 274 de Février 2016
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